L’art de la tapisserie berbère n’a plus de secrets pour les créateurs Français qui affluent au Maroc en quête de sens et d’inspiration. La créatrice que j’aimerais vous présenter aujourd’hui est une passionnée de décoration. Anne Bénédicte a en effet choisi un style particulier de tissage vintage appelé le Boucharouette (sorte de tapis en patchwork) et a lancé sa marque Djeann à Marrakech. Sa force ? proposer des produits personnalisés pour des intérieurs uniques tout en gardant une âme marocaine. Place à l’interview.
Parlez nous de votre parcours avant Djeann ?
Je suis Anne Bénédicte VINCENT, décoratrice d’intérieur de formation, mais avant ça j’ai été technicienne en radiothérapie. J’ai choisi cette branche particulièrement pour le contact quotidien avec le patient. J’ai toujours recherché les rapports humain. Mais mon hobby pour la décoration a eu gain de cause.
Je suis particulièrement sensible à l’écologie et au recyclage des matériaux. J’aime les intérieurs bohème colorés avec un juste équilibre des textures et des matières. J’aime le mélange des styles qui procure une âme aux maisons. J’ai sans doute été marqué lors de mon premier voyage au Maroc par cet artisanat qui transpire dans mes réalisations précédentes.
Avant de déménager au maroc, j’ai réalisé une maison écologique ce qui m’a permis d’approfondir tous les matériaux avec leurs avantages et leurs inconvénients. la décoration n’est pas seulement l’embellissement de l’intérieur mais le rendre fonctionnel pour son hôte. C’est cette sensibilisation qui m’a amené naturellement aux tapis boucharouette.
Je suis au Maroc depuis 7 ans par choix et l’artisanat de ce pays est en moi depuis mon premier voyage lors de mes 13 ans. Mon chemin de vie jusqu’à ce que j’arrive à Marrakech, a été marqué de cette culture sans que je m’en rende compte. Il n’y a pas hasard et tout était écrit. Aujourd’hui, tout est clair et mon travail à travers le tapis est une évidence.
Pourquoi avoir eu l’idée de vous lancer dans un projet de décoration ethnique ?
En venant vivre ici, j’ai découvert les tapis boucharouette à travers la décoration de riad. Ils m’ont ont immédiatement touché au coeur. J’ai aimé leur singularité, leurs couleurs, leur approche écologique à travers les vêtements usagés utilisés, leur dimension artistique et leur côté pratique puisqu’ils passent en machine.
Mais rapidement, je me suis sentie limitée. Chiner des tapis n’était pas une finalité pour moi. Il fallait améliorer leur qualité, proposer du sur mesure, apporter une touche de modernité afin qu’ils puissent perdurer dans les années à venir et surtout entretenir ce savoir faire avant qu’il s’évanouisse dans l’oubli.
C’est en cherchant la main d’oeuvre au sein du douar ou je réside que j’ai découvert une grande précarité, mais une envie encore plus grande de travailler. J’ai tout de suite été sensible au contact de toutes ces femmes; nous étions toutes « dans le même panier », façon de parler. Nous avions toutes besoin de la même chose. Un projet pour gagner notre indépendance et sortir d’un quotidien ordinaire.
Nous avons toutes besoin des unes et des autres. Et voilà, j’avais trouvé mon équilibre entre la déco et l’humain ! Nous sommes véritablement dans une démarche de COMMERCE ÉQUITABLE !
Vous faites parti du Cluster Creative Mediterranean de Marrakech, quel rôle a joué cet organisme dans le développement de votre marque ?
Le cluster est arrivé comme une réponse à beaucoup de mes questions restées en suspens…. J’ai intégré le cluster il y a maintenant tout juste un an. Djeann existait déjà depuis 4 ans. Une grosse partie du travail que ce soit au niveau commercial, communication, ou développement de la marque était déjà en cours. Le cluster est venu compléter et améliorer mes acquis en me mettant en contact avec des professionnels de la photos et du graphisme, en m’aidant à participer à des salons et en communiquant sur la marque. L’effet de groupe est extrêmement positif. Nous sommes dans l’échange malgré que tous les créateurs ne soient pas au même niveau d’évolution… J’espère prochainement pouvoir apporter ma pierre à l’édifice en aidant d’autres entreprises émergentes. Ce n’est pas tout d’être créateur, il faut savoir présenter son produit, communiquer dessus et le vendre !!! ce n’est pas innée pour tout le monde… Et tout se développe tellement vite qu’il faut se tenir au courant des tendances dans tous les domaines. Le cluster sert à ça.
Votre matière de prédilection est le Jean. Comment avez vous eu l’idée d’utiliser des tissus recyclés ?
Comme le boucharouette vintage est issu de vêtements usagers, je devais garder cet esprit de recyclage. ce qui n’est pas absolument pas une limite pour moi étant donné que le recyclage est ma philosophie et encore plus dans un pays d’Afrique.
Il fallait trouver un ADN commun de qualité, intemporel et que l’on trouve dans le royaume : Le JEAN est apparu comme un évidence. Justement le Maroc dispose de nombreuses usines de confection. J’ai commencé en récupérant les pantalons usés dans les villages puis progressivement je me suis tournées vers les chutes de découpes ici des usines. Nous arrivons à la fin de cycle, avant que ces chutes deviennent des déchets.
Le jean en prêt à porter comme en déco s’associe avec tout ! même si on n’aime pas le bleu, le jean vient réveiller une déco monochrome et redonne une touche tendance et jeune.
Le jean n’est pas la seule matière que nous travaillons. J’aime y associer d’autres matières nobles tel que le cuir qui est aussi recyclé, la laine et le chanvre qui est une fibre naturelle. A partir de ce panel, je peux imaginer des designs selon différents styles. Le cuir que nous utilisons est prévu pour l’export (ainsi que la laine d’ailleurs) et nous disposons des dernières couleurs tendances à chaque saison.
Quel rôle joue les artisans marocains dans le processus créatif de vos produits ?
Seules les femmes berbères participent à la réalisation des produits Djeann. Je réalise le design en fonction des couleurs, des matières disponibles et des tendances de la saison. Puis je prépare la matière et le modèle que j’apporte au domicile de l’artisane pour laquelle j’ai acheté un métiers à tisser. A partir de ce moment, elle prépare les fils et découpe la matière. Seulement après ça, je viens plusieurs minutes par jour pour guider la tisseuse et compter avec elle la répartition du motif en fonction de la taille du tapis. Je viens quotidiennement jusqu’à ce que le design soit compris. Une fois le tapis terminé, je reprends le processus de commercialisation en main (photos, fiches techniques, communication réseau sociaux …) et la tisseuse est rémunérée à la pièce. Le prix de la main d’oeuvre a été fixé par moi même selon ma sensibilité européenne, autrement dit loin des tarifs pratiqués. C’est d’ailleurs pour ces conditions de travail que la “team Djeann” ne cesse de croitre…
Comment le public marocain a-t-il accueilli vos créations ?
Durant le salon Minyadina de la COP22, j’ai pu être confronté à une clientèle plus populaire que celle qui vient au showroom et j’ai pu réaliser la portée de notre travail à travers la qualité que nous proposons loin des tapis vintage. Le public était admiratif du travail réalisé car la plupart des femmes de passage étaient elles même tisseuses. Cela m’a vraiment touché et j’étais fière de toutes les femmes qui travaillent pour Djeann. Malgré le fait qu’elles ne soient pas professionnelles, elles ont le soucis de faire le maximum. Elles ont acceptées de se remettre en question, en changeant leur technique de travail assimilée depuis leur plus jeune âge. Elles sont toujours prêtes à relever tous les défis que je leur lance et le résultat est toujours au delà de mes espérances. La magie est toujours là, à chaque fin de tapis. Sinon pour le public moins populaire qui n’apprécie pas le tapis boucharouette vintage à cause de son origine, ils apprécient le tapis Djeann par sa modernité et sa qualité. Notre force est de proposer une personnalisation pour un intérieur unique tout en ayant un tapis avec une âme marocaine.